En marge de la conférence de François DUBET
Clermont Ferrand le 17 mars 2004 Mutations institutionnelles et/ou néolibéralisme ?
Durant les années soixante-dix, pour la plupart des chercheurs, l’ensemble des problèmes scolaires semblaient dériver d’une cause unique et plus ou moins cachée : la domination de classe dans les sociétés capitalistes. Ce qui n’était pas entièrement faux, mais ce qui nous a conduit aussi à quelques aberrations comme l’identification de la culture scolaire et de la culture bourgeoise par exemple, et à une certaine impuissance puisque l’on ne pourrait rien changer à l’école sans tout changer dans la société. Aujourd’hui, si l’on n'y prend pas garde, la critique radicale du néolibéralisme peut nous conduire vers les mêmes impasses. Sans doute le monde actuel est-il soumis à une offensive libérale mais celle-ci ne saurait être tenue pour la cause unique des problèmes actuels de l’école. D’abord parce que cette offensive n’est pas la même partout dans le monde, et surtout parce que l’école est confrontée à des mutations et à des épreuves de nature extrêmement différente dont certaines relèvent des politiques néolibérales alors que d’autres s’inscrivent dans une mutation beaucoup plus longue et plus profonde de l’institution scolaire elle-même.
Aussi avons-nous intérêt à ne pas tout confondre, à ne pas tout placer sous le règne d’un « principe du mal » unique, non seulement pour des raisons intellectuelles, mais aussi pour des raisons pratiques et politiques qui nous invitent à maîtriser le changement plus qu’à y résister de manière incantatoire. Pour recourir à une vieille image tirée de l’histoire du mouvement ouvrier, il faut lutter contre les dégâts du machinisme et pas contre les machines. Il faut savoir quelle école construire et non pas défendre une école idéalisée, celle dont la vieille critique des années soixante-dix avait montré toutes les tares et toutes les faiblesses. C’est pour cette raison que je situerai les problèmes engendrés par le néolibéralisme dans une évolution plus profonde, celle du déclin d’une forme scolaire canonique de socialisation définie comme un programme institutionnel. Même si le monde est de plus en plus ouvert, il n’est pas pour autant homogène et mon exposé s’appuiera d’abord sur les cas français et européen et je prie mon auditoire de m’excuser de ce « localisme » qui est avant tout l’effet de mon ignorance.
Le programme institutionnel. [1]
La thèse est la suivante : élargissant l’emprise de l’école sur la formation des individus, la modernité du XIXème siècle et de la première moitié du XXème, a repris à son compte une forme scolaire et un modèle de socialisation que je caractérise comme un programme institutionnel. Le mot programme doit être entendu dans son sens informatique, celui d’une structure stable de l’information mais dont les contenus peuvent varier de manière infinie. Ce programme est assez largement indépendant de son contenu culturel et peut être défini par quatre grandes caractéristiques indépendantes des idéologies scolaires transmises. Ainsi, les écoles religieuses, les écoles républicaines française ou chilienne comme l’école soviétique ont-elles partagé le même programme.
Valeurs et principes hors du monde. Comme l’a bien montré Durkheim, l’école a été « inventée » par les sociétés pourvues d’une historicité, c’est-à-dire les sociétés capables de se produire et de transformer elles-mêmes en développant un modèle culturel idéal susceptible d’arracher les enfants à la seule évidence des choses, des traditions et des coutumes. En ce sens, l’école s’est toujours placée sous l’emprise d’un modèle culturel situé « hors du monde » comme une cité idéale. C’est évidemment l’Eglise qui est la mère de ce programme dans la mesure où elle a voulu fabriquer des chrétiens distants de la culture profane banale et utilitaire des sociétés. Les écoles républicaines, laïques et nationales nées au tournant du XIXème et du XXème siècles ont généralement combattu les écoles religieuses, mais elles se sont placées, elles aussi, sous le règne de principes sacrés, ce qui ne veut pas dire religieux. Le sacré était celui de la nation nouvelle à construire, celui de la science et de la raison, et ces écoles ont voulu former des citoyens de la même manière que les écoles religieuses voulaient former des chrétiens. Les écoles issues des régimes révolutionnaires attachés à forger un « homme nouveau » se sont situées dans le même programme.
Pour le dire de façon plus abstraite, le programme institutionnel est d’abord défini par un ensemble de principes et de valeurs définis comme « sacrés », homogènes, hors du monde et n’ayant pas besoin d’être justifiés. La foi pas plus que la raison ne se discutent à l’école placée sous le règne d’une transcendance l’arrachant au seul régime de l’utilité sociale des diplômes et du développement économique. L’école républicaine française a voulu former des citoyens français, comme l’école chilienne a voulu faire des citoyens chiliens, comme l’école américaine a voulu former des individus américains … Que cette école moderne ait servi au développement du capitalisme ne nous conduit pas à la considérer comme un outil au service du capitalisme et de l’industrialisation alors que l’école soviétique a probablement incarné l’institution la plus fermement soumise au règne de valeurs définies comme indiscutables et « sacrées ».
La vocation. Dès lors que le projet scolaire est conçu comme transcendant, les professionnels de l’éducation doivent être définis par leur vocation plus que par leur métier. Là encore, il faut suivre la comparaison avec le catholicisme dans lequel le prêtre est conçu comme un médiateur entre Dieu et les hommes, comme celui qui incarne la présence divine parmi les hommes dans la mesure où il a la foi. Si le prêtre croit, les fidèles croiront à sa croyance. Il en est de même pour le maître d’école qui doit d’abord croire dans les valeurs de la science, de la culture, de la raison, de la nation afin que les élèves croient à ses croyances et à ses valeurs. Pendant très longtemps la formation des maîtres a consisté à s’assurer de la force de leurs vertus et de leurs convictions plus qu’en leurs talents pédagogiques. La vocation repose sur un modèle pédagogique implicite bien mis en lumière par des personnalités intellectuelles aussi différentes que le sont Bourdieu, Durkheim, Freud et Parsons : l’élève accède aux valeurs de l’école en s’identifiant aux maîtres qui incarnent ces valeurs.
Défini par sa vocation, le maître participe d’une légitimité que Weber aurait qualifiée de charismatique puisque son autorité est fondée sur des principes et des valeurs sacrées. Il faut respecter le maître non en tant qu’individu singulier, mais en tant que représentant de principes supérieurs. Longtemps, les professeurs et les maîtres d’école ont été pourvus d’une autorité et d’un prestige que ne justifiaient ni leur culture, ni leurs revenus, mais qui découlaient directement de la confiance et de la croyance dans les valeurs portées par l’école.
L’école est un sanctuaire. Dans la mesure où l’école est identifiée à des principes « hors du monde » et où ses professionnels ne rendent de compte qu’à l’institution elle-même, elle doit se protéger des « désordres et des passions du monde ». Les programmes scolaires sont avant tout « scolaires » et généralement les connaissances les plus théoriques, les plus abstraites et les plus « gratuites » sont les plus valorisées, alors que les savoirs les plus immédiatement utiles socialement sont réservés aux élèves les moins « doués » et les moins favorisés socialement. Les parents sont invités à confier leurs enfants à l’école sans se mêler de la vie scolaire afin que l’égalité des élèves soit préservée. Pendant très longtemps, dès la fin de l’enfance les sexes ont été séparés à l’école et la culture juvénile n’y a guère eu de place. Les uniformes accentuaient la coupure du sanctuaire scolaire et de la société et la plupart des écoles secondaires étaient des internats. Comme dans les Ordres Réguliers, la discipline scolaire était autonome et « rationnelle » avec un système de punitions et de récompenses distinctes des coutumes sociales ; la discipline scolaire ne renvoyait qu’à elle-même.
Longtemps, le modèle républicain français a fortement affirmé le sanctuaire scolaire en refusant la présence des parents, des entrepreneurs et des acteurs de la société civile. Surtout, ce modèle a construit une fiction pédagogique selon laquelle l’école ne s’adresse qu’à des élèves, qu’à des sujets de connaissance, de savoir et de raison, et non à des enfants et à des adolescents, sujets singuliers porteurs de « passions » et de particularismes sociaux. Avant tout, l’école devait instruire, l’éducation étant réservée aux familles. Il faut cependant souligner que ce modèle du sanctuaire scolaire a longtemps eu un prix élevé : l’exclusion précoce des élèves qui n’acceptaient pas les règles et les contraintes scolaires en raison de leurs talents ou de leur naissance. Le sanctuaire ne s’adressait qu’à des « croyants », qu’à des « Héritiers » et qu’à des « Boursiers » particulièrement disposés à croire. C’est pour cette raison que la massification scolaire fera exploser le modèle du sanctuaire.
La socialisation est aussi une subjectivation. Le programme institutionnel repose sur une croyance fondamentale : la socialisation, c’est-à-dire la soumission à une discipline scolaire rationnelle, engendre l’autonomie et la liberté des sujets. « Priez et abêtissez-vous, la foi viendra par surcroît » disait Pascal au XVIIème siècle. Plus les élèves se plient à une discipline rationnelle et à une culture universelle, plus ils développent leur autonomie et leur esprit critique en intériorisant les principes fondamentaux de la foi, de la culture et de la science. Ainsi le programme institutionnel a longtemps été perçu comme libérateur alors même qu’il reposait sur un système de croyances et de disciplines.
Cette conviction selon laquelle la soumission des élèves aux valeurs et aux règles du sanctuaire scolaire est absolument fondamentale car elle au cœur d’une croyance pédagogique millénaire et paradoxale selon laquelle selon laquelle la liberté naît de la soumission à une figure de l’universel. L’école a réussi dès que les élèves y ont acquis un esprit critique à condition que la critique des routines scolaire soit conduite au nom des valeurs fondamentales de l’école, comme Bourdieu l’a bien mis en évidence. C’est cette confiance dans la socialisation libératrice qui me sépare des analyses foucaldiennes des institutions car je ne crois pas qu’il s’agisse là d’une simple ruse du pouvoir, mais plutôt d’un mode historique de formation du sujet à travers un « programme » dont la forme est longtemps restée stable.
Quelques avantages de ce modèle à souligner On peut en distinguer trois. Le premier est qu’il fonde l’autorité des enseignants sur des valeurs et des principes incontestables : ainsi le maître dispose d’une autorité qui est celle de l’institution elle-même. Le second avantage vient de ce que, l’école étant un sanctuaire, elle possède la capacité d’externaliser ses problèmes en considérant que la cause de ses difficultés vient de son environnement : inégalités sociales, démissions des familles, politiques gouvernementales, capitalisme … La critique ne porte pas sur l’école elle-même, mais sur la société qui empêche ce fonctionnement de s’épanouir pleinement. Troisième avantage : dans la mesure où elle est soudée par les vocations et par des principes partagés, l’institution scolaire peut être une organisation relativement simple fondée sur un ordre mécanique bien plus que sur un ordre organique, comme le soulignait Bernstein.
Toutes ces vertus, aujourd’hui menacées, ne doivent pas nous faire oublier la face sombre des institutions : le poids des disciplines, l’autorité et ses abus, l’enfermement dans le huis-clos des sanctuaires, le silence et diverses violences, y compris physiques, subies par les élèves. Il y a moins de quinze ans, les sociologues et les intellectuels étaient plus portés à critiquer les institutions qu’à les défendre contre les menaces extérieures, suivant en cela les leçons de Goffman et de Foucault.
Le déclin du programme institutionnel.
Avant que nous interroger sur les causes de ce déclin et sur les problèmes qu’il pose, il importe de saisir la portée de ce changement. Pour l’essentiel, on peut considérer que la modernité, qu’elle soit républicaine, démocratique ou révolutionnaire, s’est emparé du programme institutionnel pour en faire l’outil de ses propres principes. Mais on peut considérer que depuis une trentaine d’année, en France et dans la plupart des pays d’Europe de tradition catholique en tous cas, cette modernité est devenue contradictoire avec le programme institutionnel lui-même. La modernité a introduit dans les institutions un virus qui les décompose peu à peu.
Le « désenchantement du monde ». L’institution repose sur une conception verticale et transcendance de la production du sens et du lien social par la religion ou par le sacré laïque. Mais les institutions laïques ont abandonné les références religieuses par la coupure entre le privé et le public, sans abandonner pour autant l’idée que la vie publique est commandée par des principes transcendants et s’imposant de manière verticale : la nation, la Raison, la science … Au-delà du repli du religieux variant fortement selon les sociétés, le désenchantement du monde signifie principalement que cette fabrication du sens et des valeurs par une transcendance postulée décline au profit de constructions locales et sociales de valeurs et d’accords sociaux et politiques. En ce sens, plus les sociétés modernes sont démocratiques et individualistes, moins elles postulent un univers de sens commun que les programmes institutionnels ont vocation à socialiser.
La prophétie weberienne sur les conflits de valeur et la guerre des dieux se sont largement accomplies. Ce n’est pas que les sociétés modernes soient dépourvues de valeurs, c’est surtout le fait que ces valeurs apparaissent contradictoires entre elles qui est le phénomène nouveau et fondamental. Par exemple, on a longtemps pensé que la massification scolaire et la démocratisation étaient équivalentes, or, toute l’expérience récente montre que les deux phénomènes sont loin d’être identiques. De même, la défense de la grande culture et les exigences de la vie économique et, plus largement de la vie en société, ne se recouvrent pas. En France, tous les esprits sérieux ne peuvent plus guère penser que la Liberté, l’Egalité et la Fraternité se renforcent mutuellement. Par conséquent, dans la plupart des pays, la question des finalités de l’école se pose comme un problème qui doit être tranché par le débat politique puisqu’elles ne sont plus prescrites « naturellement » par les valeurs de l’institution.
Fait plus important encore, la légitimité de la culture scolaire ne s’impose plus avec la même force dans les sociétés où la culture de masse, quelle que soit la manière dont on la juge, affaiblit le monopole culturel de l’école. Il y a cinquante ans, pour les enfants des classes populaires, la culture scolaire était la seule qui leur permettait d’élargir leur horizon pour les libérer des routines et des clôtures de leur classe sociale, de leur village et de leur ville. Aujourd’hui, ces enfants échappent directement aux limites de leur propre monde social par la grâce des médias. Bien sûr, on pourra toujours condamner la vulgarité et la bêtise des médias de masse, mais il n’empêche qu’ils offrent une véritable alternative culturelle à l’école dans la mesure où ils offrent aussi un mode d’entrée dans un monde élargi. L’école se trouve donc en concurrence avec des cultures dont les capacités de séduction sur les enfants et les adolescents ne sont pas négligeables et depuis trente ans maintenant, les enseignants se demandent comment apprivoiser cette culture qui joue sur la rapidité, le zapping et la séduction, principes contradictoires avec la rigueur des exercices scolaires.
La profession remplace la vocation. Plus les valeurs qui fondent l’institution sont perçues comme incertaines et contradictoires, moins l’autorité peut reposer sur ces valeurs. Dès lors, le modèle de la vocation décline. On attend moins des enseignants qu’ils incarnent des principes fondamentaux, qu’ils ne démontrent leurs compétences et leur efficacité professionnelle. Plus exactement, la vocation change de nature, elle ne consiste plus à s’identifier à des valeurs fondamentales sur le mode « clérical », mais à se réaliser soi-même subjectivement à travers sa compétence professionnelle selon l’ethos protestant du travail. Partout, le métier d’enseignant est devenu plus professionnel avec l’allongement de la formation pédagogique, le développement du travail en équipe, l’affirmation d’une expertise et d’une science pédagogique à travers la didactique. L’école cesse d’être un ordre régulier, fut-il laïque, pour devenir une bureaucratie professionnelle.
Ce changement de nature de la vocation entraîne un déplacement de la légitimité professionnelle. Il ne suffit plus de « croire », il faut démontrer que l’on est efficace, et toutes les écoles ont connu des phénomènes comparables d’extension de l’organisation et de division du travail. Les spécialités se sont multipliées, les systèmes d’évaluation aussi puisqu’il faut démontrer aux autorités responsables et aux usagers que les méthodes choisies sont efficaces. Cette évolution se manifeste dans tous les pays et l’on ne saurait la réduire au seul libéralisme ; elle procède aussi de la laïcisation des institutions et de l’obligation qui leur est faite de rendre des comptes.
La fin du sanctuaire. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la plupart des pays industriels ont engagé une profonde massification scolaire en élargissant considérablement l’accès à l’enseignement secondaire et supérieur. A l’âge de 20 ans, la moitié des jeunes sont encore scolarisés en France ou aux Etats-Unis. Ce changement quantitatif a progressivement érodé les murs des sanctuaires scolaires parce que tous ces nouveaux élèves qui ne sont ni les Héritiers, ni les « bons élèves » d’autrefois ont importé avec eux les problèmes de l’adolescence et les problèmes sociaux dont l’école était jusqu’alors largement protégée. Ni la pauvreté ni le chômage ne sont nouveaux, mais leur entrée dans l’école par le biais des élèves est une nouveauté qui a profondément déstabilisé la vie des classes et des établissements.
En même temps, la production massive de diplômes a changé la nature des « marchés scolaires » qui sont devenus plus ouverts et plus concurrentiels. Quand les systèmes scolaires produisent beaucoup de diplômes, ceux-ci deviennent indispensables pour entrer dans la vie active et les acteurs développement nécessairement des conduites plus utilitaristes que celles qu’ils pouvaient avoir dans une période où la rareté des diplômes en garantissait l’utilité. Même dans les systèmes d’enseignement public, comme celui de la France, les formations, les filières et les établissements entrent dans des jeux de concurrence et les gouvernements doivent gérer des politiques scolaires de plus en plus complexes dès lors que la formation est considérée comme un investissement par les Etats, par les entreprises et par les individus.
Alors que les institutions étaient des organisations relativement simples puisque tous les individus étaient censés en partager les modèles et les croyances, elles sont progressivement remplacées par des organisations de plus en plus complexes, de plus en plus administrées et, dans tous les pays, leur pilotage pose des problèmes croissants, le centralisme et l’uniformité ne pouvant plus assurer la régulation des systèmes
L’autonomie de l’individu. La croyance fondamentale des institutions dans la discipline libératrice s’est progressivement effritée avec l’émergence de sujets dont on postule qu’ils préexistent au travail de socialisation institutionnelle. L’école n’accueille plus seulement des élèves, mais aussi des enfants et des adolescents qui doivent se construire de manière autonome et « authentique » comme les sujets de leur propre éducation. Partout, la pédagogie du projet et du contrat se substitue insensiblement aux vieilles disciplines de la mémorisation et de la répétition. Dans un pays républicain, jacobin et universaliste comme le fut la France républicaine, on voit émerger le problème des différences entre les cultures, les religions, les genres et, de manière paradoxale, l’école de masse est tenue de prendre en compte la singularité des individus.
Au bout du compte, l’ancien modèle de formation est largement déstabilisé et la relation pédagogique devient un problème parce que ses cadres ne sont plus aussi stables et parce qu’un grand nombre d’élèves et d’étudiants ne sont plus, a priori, des « croyants ». Les « ordres réguliers » deviennent des « ordres séculiers » et le travail des enseignants est des élèves est beaucoup plus incertain et difficile. Partout, les maîtres doivent construire les règles de vie et les motivations des élèves. Partout, ils doivent engager leur personnalité de façon croissante dans la mesure où l’accomplissement des rôles professionnels ne suffit plus à faire son métier. Le processus est parallèle pour les élèves qui doivent se motiver et s’intéresser plus qu’ils ne faisaient dans le cadre institutionnel. Et comme la massification n’a pas tenu les promesses de l’égalité, comme l’utilité des études peut être menacée par l’inflation des diplômes, les rôles scolaires ne suffisent plus à tenir l’institution. Les professeurs et leurs élèves sont engagés dans des expériences multiples et fort éloignées de l’imaginaire construit par le programme institutionnel aux cours des siècles passés.
Néolibéralisme ou changement endogène ?
Un sentiment de crise. Cette longue évolution est aujourd’hui largement vécue comme une crise par les acteurs de l’école et surtout par les enseignants. La légitimité de l’école et de sa culture s’est effondrée parce que l’école a cessé d’être sacrée pour devenir un service dont l’utilité se discute point par point et se mesure progressivement au fil des expertises et des enquêtes nationales et internationales. L’autorité scolaire se heurte à des problèmes nouveaux tenant à la « nouveauté » de certains publics scolaires et à la distance croissante entre la culture de masse fondée sur la rapidité, la satisfaction immédiate et le droit à l’authenticité, et la culture scolaire qui en appelle au travail, à l’effort et au différemment des résultats et des bénéfices culturels et sociaux. Les enseignants se perçoivent souvent comme des clercs peu à peu dépossédés et privés du soutien de la société. Le travail lui-même est de plus en plus difficile et stressant parce que les élèves ne sont plus conquis, parce que l’école ne peut se débarrasser des élèves qui la dérangent avec la même facilité qu’au temps des institutions. L’emprise de l’organisation s’accroît et les enseignants ont l’impression d’être des rouages d’une machine aveugle et qui les ignore.
Tout ceci engendre un sentiment de nostalgie pour l’école d’autrefois dont les défauts sont progressivement oubliés. Il suffit de voir comment, en France, les analyses de Bourdieu et Passeron ont disparu de l’imaginaire collectif au profit d’un embellissement du passé, du « bon vieux temps » où l’école républicaine semblait être en harmonie avec la société et tous ceux qui se nomment eux-mêmes comme les « Républicains » en appellent au retour à cet âge d’or. Sans doute, de tels sentiments ne sont pas nouveaux, mais il faut observer qu’ils viennent aujourd’hui des rangs de la gauche et de l’extrême gauche qui semblent avoir oublié toute leur tradition critique. La nostalgie n’est que l’autre face du sentiment de crise qui emporte les individus dont le monde semble se dérober sous leurs pas.
C’est là que se constituent les critiques anti-néolibérales ou anti- ultra-libérales offrent une interprétation de cette évolution vécue comme une catastrophe. Cependant, précisons tout de suite que, dans le cas français, la dépense publique d’éducation n’a jamais cessé d’augmenter depuis les années soixante-dix, que l’on calcule cette dépense de manière globale ou qu’elle soit rapportée au coût de chaque élève : de 1974 à 2000, la hausse des dépenses d’enseignement a été de 96% alors que celle du nombre d’élèves a été de 16%. Nous sommes donc, en France et Europe, dans un cas très différent de celui de certains pays d’Amérique latine où le financement public de l’éducation a chuté de 1980 à 1985 : moins 14,6% en Argentine, moins 2,8% au Chili, moins 1,2% au Mexique. Cette diminution portant principalement sur les revenus des instituteurs. Mais la dépense publique a de nouveau augmenté à partir de 1990 dans la plupart des pays. (Global Education Data Bases et Unesco, 2000) Dans bien des cas ces variations sont liées aux conjonctures économiques qui connaissent des amplitudes considérables en Amérique latine.
Il n’empêche que dans un pays comme la France l’idée selon laquelle les difficultés de l’école proviennent d’une sorte de « complot » ou de projet ultra-libéral s’impose progressivement chez les enseignants. Comment expliquer cette croyance ? Elle consiste à englober l’éducation dans le vaste mouvement de mondialisation et assimiler ainsi l’école à l’industrie par exemple. Le fait que quelques organismes internationaux en appellent à une libéralisation de l’offre scolaire suffit à faire preuve. Cette croyance est aussi fondée sur le fait que la vieille alliance de l’école et de la société est devenue plus fragile et que, comme les effets sociaux désastreux des mutations économiques tiennent à la globalisation libérale, il devient crédible de penser que l’école est emportée par le même mouvement. Il semble enfin que cette croyance conforte les nostalgies institutionnelles car l’école dans ce schéma explicatif reste un sanctuaire victime de son environnement et de forces hostiles alors que ses vertus propres restent intactes. Dans le programme institutionnel, le mal vient toujours du dehors. D’ailleurs, la critique anti-ultra-libérale n’est jamais associée à une critique endogène de l’école. Dans la plupart des cas, elle vise à défendre l’école telle qu’elle est puisque toutes ses faiblesses et ses défauts auraient des causes extérieures.
On admettra évidemment que les mutations et les crises engendrées par la globalisation libérale ne sont pas sans effets sur l’école ; ce n’est pas la faute de l’école s’il y a du chômage, ce n’est pas sa faute si la pauvreté s’installe dans une partie de la population et si la culture véhiculée par les médias semble souvent avilissante. Mais force est de constater que tous les pays du monde n’obtiennent pas les mêmes résultats scolaires et la même équité sans que l’on puisse toujours penser que les plus « libéraux » sont les moins bons. [2] L’Australie, le Canada, la Grande Bretagne et la Nouvelle Zélande sont plus efficaces et plus équitables que la France alors qu’ils sont plus libéraux, tandis que la Finlande est aussi meilleure alors qu’elle serait moins « libérale ». Les divers travaux sur l’effet établissement confortent ces résultats internationaux : toutes choses égales par ailleurs, certains établissements sont plus efficaces et plus équitables que d’autres.
Même si l’on peut attribuer un rôle aux politiques ultra-libérales, il semble difficile d’y voir la cause unique, ultime et toujours à l’œuvre des transformations de l’école que les enseignants vivent aussi cruellement. Il serait plus raisonnable de considérer que cette critique tout azimut est l’expression d’une crise professionnelle et symbolique aiguë, d’autant plus aiguë même que c’est probablement l’école et la modernisation à laquelle elle s’est longtemps identifiée qui sont à l’origine de ses difficultés actuelles.
Un changement endogène. Le déclin du sacré qui fondait la légitimité ultime du programme institutionnel n’est pas une invention du libéralisme contemporain si l’on en croit les analyses les plus classiques du désenchantement du monde, analyses qui ne datent pas d’hier. Un moment stoppé par la « religion civique » de la république de la nation et du progrès, ce déclin du sacré ne pouvait survivre au renforcement de la critique et de l’autonomie individuelle qui participaient aussi pleinement du projet-même de la modernité. Comment tenir ce sacré quand on admet au même moment que l’épanouissement et la liberté des individus de construire la vie qui leur semble bonne constituent une des forces motrices de la modernité, surtout quand l’école elle-même s’est fait l’agent de ces valeurs. Il y a quelque chose de naïf à vouloir, à la fois, l’autonomie et la liberté des personnes en dehors de l’école, et le maintien du sacré dans la seule école. C’est parce que le projet culturel de l’école moderne et républicaine a largement triomphé que le programme institutionnel s’est trouvé privé d’un de ses fondements les plus solides.
De la même manière, l’école n’est plus un sanctuaire protégé des passions et des intérêts sociaux parce qu’elle n’a cessé d’accroître son emprise sur le destin et la formation des individus. C’est grâce à l’école que les diplômes jouent un rôle croissant dans la distribution sociale des individus et l’élargissement de sa puissance lui a fait perdre son « innocence » puisqu’elle ne peut plus considérer que les inégalités scolaires sont le simple reflet des inégalités sociales. Toute la sociologie de l’éducation des trente dernières années nous apprend que les inégalités sociales jouent toujours un rôle déterminant dans la formation des inégalités scolaires, mais elle nous apprend aussi que l’école elle-même, par ses méthodes, ses modes de regroupement des élèves, ses façons de les orienter et de les sélectionner joue en ce domaine un rôle non négligeable. Comment pourrait-il en être autrement dans les pays qui ont instauré une scolarité commune jusqu’à 16 ans et une scolarisation quasi générale jusqu’à 20 ans ? Dans ce type d’école, tous les groupes et tous les individus s’inscrivent dans une concurrence plus ou moins forte pour accéder à des bien rares. Et cette concurrence n’est pas sensiblement moins forte dans les pays attachés à l’enseignement public qua dans les pays plus libéraux. On notera, non sans ironie, que les enseignants ne sont pas les derniers à jouer de cette concurrence quand il s’agit de leurs enfants, alors qu’ils la condamnent quand elle concerne leurs élèves.
Dans la plupart des pays européens, on observe une « déception » à l’égard de l’école qui n’a pas tenu la totalité de ses promesses en termes d’émancipation des individus et d’égalité des chances. Et force est de constater que la gauche, si longtemps identifiée au projet de l’école libératrice républicaine est aujourd’hui en crise et à court d’idées en ce domaine. C’est le cas de l’Allemagne, de l’Espagne, de la Grande Bretagne, de la France et de l’Italie où s’engagent des politiques scolaires de droite, sans que la gauche ait de véritables alternatives. On comprend mieux comment la critique anti-ultra-libéralisme se développe tout en n’étant guère capable d’aller au-delà du seul refus en dénonçant un complot mondial et européen, vieille sociologie du complot qui est en fait le refus-même de la sociologie.
Au-delà d’un modèle libéral ?
Le néolibéralisme n’est pas une cause, mais une « solution ». Le libéralisme n’est pas la cause fondamentale des transformations de l’école, mais il risque d’être une réponse aux problèmes rencontrés aujourd’hui. Quand un système ne peut plus être régulé par l’offre incarnée par le programme institutionnel, parce que celui-ci a vu ses fondements disparaître, il est tentant d’introduire une régulation par la demande, et c’est cela qu’on peut effectivement désigner comme une réponse libérale.
Il faut d’abord observer que cette solution fonctionne largement dans les faits. Tous les systèmes scolaires ont une part d’enseignement privé même quand son financement est très largement public, comme dans tous les pays d’Europe. Mais plus encore, les stratégies de choix des usagers fonctionnent aussi dans l’enseignement public. Ceci crée une grande injustice puisqu’une part de la population privatise son accès à l’école alors que les moins favorisés sont soumis à une obligation scolaire. L’injustice est double puisque l’offre de meilleure qualité est réservée aux plus fortunés, mais surtout aux mieux informés, à ceux qui connaissent le rôle de l’école et son fonctionnement. Le risque est aussi celui d’une perte d’unité des modèles scolaires eux-mêmes dans l’enseignement élémentaire obligatoire qui devrait, en toute logique, être « national », homogène et unitaire. Là encore, il ne faut pas croire que ce risque soit réservé à la seule école privée puisqu’on observe que les écoles publiques elles-mêmes finissent pas s’adapter aux caractéristiques et aux demandes des élèves et de leurs familles qui cherchent d’abord un « entre-soi » social.
Mais pour autant il ne faut pas caricaturer ce style de réponse parce qu’il ne donne pas toujours les plus mauvais résultats quand le système reste régulé par une autorité centrale efficace, et surtout parce qu’il s’impose presque naturellement quand les familles sont soucieuses de la qualité de l’offre scolaire. On ne peut pas éternellement demander aux familles de s’investir dans la scolarité de leurs enfants tout en leur refusant de choisir l’école qui leur convient le mieux. C’est pour cette raison que les réponses libérales s’installent avec tant de facilité. Comment maintenir un principe de non-choix scolaire dans une société qui laisse les individus choisir leur style de vie, leur religion, leurs goûts, leur sexualité-même ? Comment éviter la diversification de l’offre scolaire quand chacun revendique le droit de faire reconnaître sa propre identité ? Pourtant les risques de ce modèle de gestion utilitariste sont importants pour la collectivité : inégalités sociales, communautarisme, perte d’unité de la culture scolaire, sélection précoce … Il faut donc refuser cette voie. Mais comme le libéralisme est moins un projet qu’une réponse fondée sur les choix utilitaires des individus, il s’agit moins d’être seulement contre et simplement contre, que d’être en mesure de refonder un projet scolaire au-delà du programme institutionnel aujourd’hui affaibli.
Or c’est souvent ce vers quoi conduit la critique anti-système. Il se crée une sorte de radical- conservatisme qui consiste critiquer tout le système tout en refusant tout changement, même local, sous prétexte de ne pas ouvrir la voie au cyclone libéral. En France, cette position consiste à refuser toute autonomie des établissements, toute réforme des programmes, toute transformation du service des enseignants, toutes les méthodes pédagogiques nouvelles, toutes les évaluations du système et, à terme, les plus « républicains » des militants associent la critique radicale de la société au refus de tous les changements. A terme, ils demandent que l’élève ne soit plus « au centre du système scolaire » sous le prétexte de lutter contre l’individualisme libéral. Ce faisant, ces militants et ces intellectuels défendent l’école telle qu’elle est et passent sous silence les formidables inégalités qu’elle engendre, la relative faiblesse de ses performances, ses difficultés à accueillir de nouveaux élèves, les moins favorisés, ceux dont les conduites ne correspondent plus aux attentes de l’institution. En fait, cette posture ultra-critique défend souvent ce qui ne peut plus être défendu au nom de l’équité et de la performance. Ainsi, le libéralisme peut s’implanter dans les faits de la manière la plus « naturelle » pendant que la critique idéologique ne faiblit pas.
Quels enjeux ? Le déclin du programme institutionnel ne peut donc déboucher sur une simple résistance de l’école. Plus exactement, si l’on veut défendre l’école et ses valeurs d’égalité, de libération, de culture et d’intégration sociale contre la menace d’un utilitarisme généralisé, il faut être en mesure de proposer une alternative, celle d’une école plus juste, plus efficace et plus respectueuse des individus. On peut à ce propos distinguer deux types d’enjeux, ceux qui sont internes à l’école et ceux qui lui sont externes et définissent ses relations avec son environnement social. Ces enjeux sont ici proposés à titre d’illustration dans la mesure où ils sont étroitement dépendants de contextes politiques nationaux.
Dans le cas de la France, trois enjeux internes à l’école semblent se dessiner.
Autonomie des acteurs et contrôle central : le rôle de l’évaluation. Dans une école de masse et dans une société complexe et diversifiée, le modèle institutionnel d’une école centralisée, homogène, organisée par un ensemble de normes précises allant du centre à la périphérie, n’est plus possible, sauf à faire de ce cadre un décor symbolique de la seule unité nationale. Il faut donc que les acteurs de base, les établissements, disposent d’une marge d’autonomie et possèdent la capacité de s’adapter aux besoins et aux demandes de leurs élèves. Mais cette réponse de type libérale et qui fait peser une menace d’éclatement du système, doit être compensée par une forte capacité politique d’assurer la régulation et l’unité de l’école par un jeu de transferts de moyens vers ceux qui en ont le plus besoin, par des épreuves communes à tous les élèves, par des programmes nationaux, par des statuts identiques des personnels. Autrement dit, nous savons que les systèmes les plus équitables et les plus efficaces sont ceux qui associent l’autonomie des établissements à une forte capacité de gestion, de contrôle et de pilotage du système par le « centre ». [3] La gestion bureaucratique du programme institutionnel doit être remplacée par un système d’évaluation et de correction continue des politiques et des pratiques en fonction des résultats. Dans ce cas, l’enjeu central devient le contrôle et la nature de cette évaluation afin d’éviter que le respect des outils de mesure ne deviennent les objectifs de l’éducation. Deux principes devraient être avancés en ce domaine. D’abord, l’évaluation des performances des systèmes et des établissements devrait associer les professionnels, les usagers et les experts. Ensuite, les critères de l’évaluation devraient être multiples et contradictoires entre eux, ils ne sauraient être réduits à la mesure des seuls apprentissages de connaissances, le bien-être des élèves et leurs compétences sociales devraient être des critères d’évaluation d’une école démocratique tout aussi importants.
La question de la culture commune est essentielle car l’école reste un outil d’intégration sociale donnant à tous les enfants d’une société les compétences et les connaissances auxquels ils ont droit afin de devenir des citoyens actifs et des individus autonomes. Non seulement, cette culture commune doit être redéfinie dans un grand nombre de sociétés emportées par des mutations culturelles, économiques et sociales considérables, mais surtout, elle doit rester un objectif fondamental de l’école au moment où le souci de créer des élites et d’adapter les formations aux besoins de l’économie risquent de nous éloigner de cette ambition. Or, il faut rappeler que jamais la formation d’un bon niveau moyen de tous les élèves n’a été contradictoire avec un enseignement secondaire et supérieur efficace. Cependant, le creusement généralisé des inégalités et des différences culturelles impose d’arbitrer en faveur de la culture commune.
Hors du programme institutionnel, le métier d’enseignant change profondément de nature, et dans bien des cas, ces changements sont perçus comme une chute, comme l’engagement dans une activité de plus en plus pénible et de moins en moins reconnue. En France par exemple, bien des enseignants ont le sentiment de devoir accomplir une activité pour laquelle ils ne sont ni payés, ni formés. Dans la mesure où nous ne pourrons changer à court terme ni les élèves, ni leur famille, ni l’environnement culturel et social, il faut être capable de redéfinir un métier d’enseignant et que celui-ci apparaisse plus facile et plus désirable. Il importe aussi de considérer les enseignants comme des professionnels devant être aidés et soutenus dans un métier qui n’est plus protégé par les cadres institutionnels et sacrés de l’institution.
Les enjeux externes sont les importants car ils portent sur les finalités-mêmes de l’école et sur sa place dans la société.
A qui appartient l’école ?Quand la légitimité de l’école n’est plus « sacrée » elle ne peut être que démocratique. Ceci pose une question toute simple : à qui appartient l’école ? Elle ne peut appartenir ni aux groupes d’intérêts privés, ni aux usagers, ni aux professionnels de l’éducation, ni aux fondations. Même si la gestion peut en être déléguée, l’école appartient d’abord à la nation et à ses représentants démocratiquement élus que ceux-ci nous plaisent ou non. Cela ne signifie pas que l’école n’est qu’une affaire de fonctionnaires, mais que les règles de fonctionnement, les objectifs visés, la définition des programmes, la formation des enseignants et l’essentiel du financement relèvent du pouvoir politique. Or, dans bien des pays, à commencer par la France, la capacité politique de conduire l’éducation est devenue très faible. Les équilibres entre les intérêts opposés, la complexité du système, la timidité des partis politiques et des syndicats sur les problèmes d’éducation peuvent engendrer un sentiment de paralysie politique. De plus, la légitimité démocratique de l’institution ne concerne pas seulement le centre ou le sommet du système. Elle exige que chaque établissement se construise aussi comme un espace plus ou moins démocratique dans lequel les parents, les élèves et les enseignants partagent une civilité commune, un ensemble de droits et de devoirs. Ce qui est inacceptable dans la réponse libérale, c’est que ces biens de liberté sont très inégalement répartis en fonction des catégories sociales, que la liberté est un privilège de privilégiés alors que les plus démunis sont condamnés à prendre l’école comme elle est. L’égalité scolaire est aussi l’égalité des droits, des « capabilités » dirait Sen.
Quelles sont les inégalités justes ? Le grand modèle de la justice scolaire est celui de l’égalité des chances et cet idéal reste largement d’actualité dans les pays où de nombreux enfants sont encore privés d’école. Surtout, le principe de l’égalité des chances suppose que l’offre scolaire soit relativement homogène afin que l’école ne traite pas mieux ceux qui ont déjà le plus de ressources et de capitaux, ce qui est très largement le cas, y compris dans les pays qui ont réalisé le cadre formel d’une égalité des chances par la gratuité scolaire et des aides spécifiques aux moins favorisés. Mais, même dans ce contexte, et en supposant qu’il soit pleinement réalisé, il reste que l’école produit des inégalités dont on peut se demander dans quelle mesure elles sont justes. De manière « rawlsienne », on peut se demander si la croyance en l’égalité des chances n’engendre pas de nouvelles inégalités dont sont victimes ceux qui ont échoué à l’école sans que l’on puisse jamais croire totalement que cet échec soit de leur responsabilité. Il importe donc de définir le minimum scolaire auquel tous les élèves ont droit, les biens scolaires qui échappent à la compétition de l’égalité des chances. De manière souvent étrange notons que la gauche européenne a du mal à accepter ce point de vue « social démocrate » dans le domaine éducatif alors qu’elle le considère comme un progrès social dans l’ordre des revenus du travail. [4]
L’utilité sociale des diplômes constitue aussi un critère de justice car les inégalités ne consistent pas seulement à distribuer des biens scolaires dont la valeur sociale varie sensiblement. Mais, dans une école de masse, ces inégalités sont redoublées par le fait que l’école « oblige » les élèves à travailler pour obtenir des biens scolaires socialement inutiles à ceux qui les possèdent, à la fois parce qu’ils n’ont pas de « valeur d’échange », mais aussi parce qu’ils n’ont pas de « valeur d’usage » ; ce que l’on a appris à l’école n’étant jamais utilisé ailleurs. Une école juste doit donc se préoccuper de l’utilité sociale des formations qu’elle propose.
Enfin, le développement de la violence scolaire dans les écoles européennes et américaines indique que le modèle méritocratique de l’égalité des chances peut être vécu comme un système d’une grande cruauté car celui qui y a échoué ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Dans ce cas, l’échec devient une humiliation personnelle et sociale car le principe de l’égalité des chances se marie aisément à une morale de vainqueurs. Ainsi l’école juste doit-elle bien traiter ce qui n’y réussissent et dans de nombreux pays, dont la France, on renforcerait la justice scolaire en atténuant l’effet des qualifications scolaires sur les qualifications sociales. De même qu’il est bon que les inégalités sociales n’affectent pas trop les inégalités scolaires, il serait souhaitable que les inégalités scolaires ne constituent pas des rentes sociales engendrant, à leur tour, des inégalités sociales excessives.
Le territoire de l’école. Quelle doit être l’emprise éducative de l’école ? Quelles doivent être les nouvelles frontières du sanctuaire ? La question se pose d’une double manière dans les pays fortement scolarisés comme la France. En effet, on peut se demander si l’école doit être une réponse à tous les problèmes sociaux et à tous les problèmes de formation et si elle n’est pas écrasée par la masse des attentes placées en elle, attentes qu’elle appelle souvent. La formation professionnelle, la prévention routière, le travail social, l’éducation populaire font-ils partie du rôle de l’école ?
Mais à l’opposé, il est devenu clair que la fonction de l’école ne peut se borner à la seule instruction car, hors du programme institutionnel, il n’est guère possible de croire que la transmission de connaissances constitue, à elle seule, un projet éducatif de formation morale de constitution des individus. Et puis, on ne peut sans cesse condamner la médiocrité et l’influence des médias de masse, la fragilité des liens familiaux, le déclin des mouvements d’éducation populaire, la perte d’influence des églises, le retour des sectarismes communautaires … et refuser que l’école se charge d’une fonction éducative. Il importe donc de définir le territoire de l’école afin de refonder la légitimité d’une institution qui ne pourra jamais plus être ce qu’elle a été ou ce qu’elle a voulu être, et qui doit savoir quel type de sujet elle désire former.
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L’école est engagée dans une mutation dont nous pensons qu’elle est irrémédiable. Elle procède de la modernité elle-même dont l’éducation scolaire a longtemps été un des vecteurs les plus efficaces. Il ne peut plus être question de défendre un modèle scolaire dont les fondements se sont épuisés : déclin des légitimités sacrées, professionnalisation croissante, ouverture des sanctuaires, reconnaissance de la singularité et des droits des individus ... Mais cette mutation n’est pas une crise simplement provoquée par l’agression libérale venue du dehors et qui appellerait une résistance au nom de l’ancien modèle, celui du programme institutionnel. Cependant, la mutation en cours est si forte que, dans bien des cas, le libéralisme apparaît comme la réponse la plus simple et la plus évidente, celle qui correspond aux attentes et aux intérêts des individus et des groupes les plus capables de promouvoir leurs intérêts, c’est-à-dire les classes moyennes et supérieures, les classes populaires n’étant guère en mesure et ne se considérant pas comme légitimes pour promouvoir leurs intérêts scolaires. Afin d’éviter ce scénario dont les effets négatifs sont considérables, il faut être en mesure de redéfinir la vocation et la nature d’une école démocratique. Au contraire de la réponse libérale dont la force tient à l’évidence des choses, cette « sortie par le haut » exige une grande capacité politique et, dans bien des pays, c’est elle qui fait le plus défaut alors que la construction des systèmes scolaires a toujours été le « triomphe de la volonté ».
François Dubet. CADIS, Université de Bordeaux2, CADIS. [1] F. Dubet., 2002, Le déclin de l’institution, Paris, Ed du Seuil. [2] OECD, 2001, Knowledge and skills for life, first result from Pisa 2000, Paris, OECD ; Choice of assessment tasks and the relative standing of countries in Pisa 2000,a first analysis, Paris, OECD. [3] Dans un système bureaucratique comme celui de la France, il y a, à la fois, peu d’autonomie des professionnels et une faible capacité de contrôle du centre qui privilégie le contrôle des normes sur la mesure des résultats. [4] Peut-être est-ce parce-que les élites de gauche sont souvent issues de la compétition méritocratique, elles ont souvent tendance à en faire la seule figure de la justice scolaire.
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